Après le déroulement express des « coronapistes » partout en Île-de-France, une nouvelle révolution a lieu : celle des carrefours protégés. Les premiers carrefours cyclables « à la néerlandaise » de France ont déjà vu le jour à Noisy-le-Sec (93), à Créteil (94) et à Paris. De quoi s’agit-il ?
France vs. Pays-Bas
En France, le carrefour habituel ressemble à une sorte de no man’s land où les vélos et les voitures doivent « se débrouiller » ensemble. L’absence de séparation entre les vélos et les voitures rend ces intersections imprenables pour les néocyclistes. Ce sont de véritables ruptures urbaines, qui découragent fortement la pratique du vélo.
Aux Pays-Bas, les carrefours sont accessibles à vélo pour tous grâce à une astuce simple : les vélos et les voitures sont séparés. Le vélo ne suit pas dangereusement la voiture, mais reste dans sa piste cyclable. Si le vélo tourne à gauche – le mouvement le plus dangereux – il traverse le carrefour en deux temps. Le cycliste perd donc un peu de temps, mais la société gagne un carrefour accessible à vélo pour 100 % de la population néerlandaise. Le résultat : un déplacement sur quatre se fait à vélo aux Pays-Bas, et trois enfants sur quatre se rendent seuls à l’école.
Noisy-le-Sec : un premier carrefour à la néerlandaise
Un premier carrefour temporaire à la néerlandaise a été aménagé à Noisy-le-Sec en Seine-Saint-Denis en mai 2020, au carrefour entre la D40 et la D933 (ex-N3). Le papa et sa fille à vélo sur la photo n’ont plus besoin de « se jeter » devant les voitures et d’attendre au milieu d’un tourbillon de voitures avant de tourner à gauche. Le carrefour devient littéralement un jeu d’enfant : ils en feront tranquillement le tour sur la piste verte. Les potelets jaunes aux angles les protègent des voitures, qui ne pourront plus leur couper le chemin.
Cette réussite a été rendue possible grâce à l’urbanisme tactique : on teste des aménagements avec des équipements de chantier. Si l’aménagement ne fonctionne pas, on ajuste. L’avantage : on évite de reproduire les carrefours habituels, peu fonctionnels et qui peuvent décourager la pratique du vélo. Le dessin montre ce qui a changé : avant, quatre voies motorisées croisaient quatre voies motorisées sans espace pour le vélo. Après, le vélo a désormais son espace protégé comme le piéton et la voiture : le carrefour est devenu équilibré et cyclable.
Les plus avisés d’entre vous objecteront que le dessin n’est pas entièrement exemplaire, notamment avec certains angles qui sont trop secs pour être pris en tout confort à vélo. Rappelons cependant que le carrefour a été redessiné en restant dans la contrainte d’un aménagement très léger se restreignant à la peinture et aux plots, et n’apportant notamment aucune modification aux éléments physiques de la chaussée (terre-pleins, refuges…), pas plus qu’à la bretelle de tourne-à-droite D40×N3.
Un second carrefour à Rosny-sous-Bois
Une autre intersection à Rosny-sous-Bois nous montre une transformation du même type. Nous sommes ici au carrefour entre la D30 et la D986, la bien connue ex-N186.
Créteil : le giratoire de Pompadour
Début juin 2020, c’était le tour au giratoire de Pompadour à Créteil dans le Val-de-Marne de devenir cyclable. Avant, cette intersection très routière par laquelle transitent chaque jour 40 000 véhicules (dont de nombreux poids-lourds) était un véritable « hachoir à vélos », qui était même dangereux pour les voitures (voir ici). Après les travaux, effectués par le département Val-de-Marne et l’État (Direction des routes d’Île-de-France), le giratoire est devenu beaucoup plus cyclable (et marchable !), y compris parfois pour des enfants, comme le montre cette photo, malgré un environnement encore très routier.
Qu’est-ce qui a changé ? Une vidéo tournée par le Collectif Vélo Île-de-France explique la transformation.
D’abord, les vélos sont séparés des voitures par une piste cyclable autour du giratoire. Détail crucial : la séparation est large, dans le but d’aménager un véritable espace tampon avec une fonction très précise : séparer les vélos et les voitures, et contraindre ces dernières à croiser les vélos à un angle plus ouvert, pour mieux les voir (diminution de l’angle mort) et plus lentement.
Ensuite, les accès au giratoire ont été réduits de deux, à une seule file pour chaque entrée et chaque sortie. Ce « pincement » augmente la sécurité routière de deux façons. Premièrement il baisse la vitesse, et deuxièmement il évite l’accident classique par « masquage » : le premier véhicule qui s’arrête pour laisser passer un piéton ou un vélo et qui masque un second véhicule sur l’autre file, qui lui ne s’arrête pas.
Enfin, l’anneau cyclable est ici prioritaire et de façon clairement visible. Les véhicules sortants ont un cédez-le-passage explicite à l’anneau cyclable (en matière de priorités avec des aménagements cyclables séparés, l’explicite est toujours préférable à l’implicite), et les véhicules entrants doivent céder le passage aux vélos dans l’anneau puis une seconde fois aux véhicules dans l’anneau.
L’aménagement n’est pas parfait. D’abord, l’espace tampon, de 3,5 à 4 m, n’est pas assez large pour contenir un véhicule entier. Conséquence : les voitures qui cèdent le passage aux voitures débordent nécessairement sur la piste cyclable. Ensuite, le choix de maintenir 9 m (deux voies) dans l’anneau central motorisé se traduit en pratique par des vitesses qui restent très élevées, même si l’amélioration est sensible par rapport à la situation antérieure. Or on le sait, les vitesses élevées se traduisent par un taux de respect des priorités bien plus inférieur. De fait, les refus de priorité restent fréquents, en particulier en sortie de giratoire. Enfin, l’une des coronapistes (D86 ouest) a été retirée, remettant cette entrée à deux voies, avec le retour du risque d’accident par masquage, renforcé par l’augmentation des vitesses. Bref, une dégradation sensible de la sécurité des cyclistes et des piétons.
Malgré cela, ce giratoire, qui était un véritable mur infranchissable pour les cyclistes, et où l’on ne voyait que des cyclistes aguerris et des cyclistes sur trottoir, a fait un grand pas en direction de la civilité, et est devenu plus accessible pour des publics (séniors, familles…) qui n’envisageaient même pas le prendre jusque-là.
Paris – Place de Catalogne
Une troisième intersection emblématique est la place de Catalogne dans le 14ème arrondissement à Paris. Ce rond-point très large était anxiogène à vélo, jusqu’à ce que Paris le rationalise d’une façon impressionnante fin juin 2020 dans le cadre des coronapistes.
Avant, c’était un vaste espace non hiérarchisé, avec priorité aux véhicules entrants, où les voitures tentaient de se croiser tant bien que mal. La petite bande cyclable n’apportait aucune protection pour le vélo ; elle les mettait plutôt en danger en les plaçant dans les angles morts des voitures.
Après la transformation, les vélos disposent d’une piste cyclable, séparée des voitures par un espace tampon de 5 m de large. Cette largeur (plus importante qu’à Pompadour) permet aux voitures d’attendre leur tour « dans » l’espace tampon, sans déborder sur la piste cyclable.
La deuxième révolution de ce carrefour est le nouveau régime de priorité. Fonctionnant jusqu’alors sur un mode rond-point (priorité aux entrants, ce qui est la norme à Paris mais très peu répandu ailleurs en France et dans le monde), il est désormais basé sur le fonctionnement plus classique du giratoire, avec priorité à l’anneau central… et à l’anneau cyclable, comme à Pompadour. C’en est presque un symbole : le premier giratoire parisien est également le premier giratoire cyclable de Paris !
Troisième particularité : cet anneau cyclable est même bidirectionnel ! L’avantage est de taille : le vélo n’a plus besoin de faire tout le tour pour tourner à gauche, mais peut prendre directement à gauche sur le giratoire. Cet aménagement met ainsi fin à un constat récurrent depuis l’ouverture de la piste Alain, celui des cyclistes empruntant le trottoir pour continuer sur le boulevard Pasteur, et qui ne faisaient pas le tour du rond-point.
Autre astuce : pour éviter que les voitures stationnent sur la piste cyclable, les places de livraison sont décalées et reproduites dans l’espace tampon aménagé. Mais la Ville a bien pris soin d’interdire tout stationnement dans la dizaine de mètres avant les intersections entre les vélos et les voitures, afin de bien garder la visibilité mutuelle.
La révolution des carrefours ne fait que commencer. Elle est cruciale, car une ville cyclable ne commence pas par les pistes cyclables, mais par des carrefours sécurisés. C’est là que les accidents sont les plus nombreux, et c’est donc là aussi qu’il a un (nouveau) monde à gagner.
Un article co-écrit par Stein Van Oosteren, Porte-parole du Collectif et Rivo Vasta, Chargé de mission aménagements cyclables
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